Non, sur cette main, y'a pas triche ! (Evra) (Post pour initiés)
Extraordinaire cet après match. Dramatique. Théâtral. Les pour et les contre dans un concert de cris d'effroi. Commentaires sans surprise sur Dailymotion, critiques acides, Twitts railleurs, emails courroucés, j'ai tout eu depuis hier et je ne m'en plains pas, c'est une nouvelle forme de loisir. Episode symbolique de ce monde où l'on s'exaspère pour si peu et sans retenue. Et puis tout de même l'envie d'y revenir, parce qu'aujourd'hui on peut s'exprimer et que le sujet m'intéresse. Oui, j'ai trouvé l'équipe de France pathétique dans son jeu (malgré des statistiques visiblement en sa faveur). Mais la beauté du jeu n'est pas statistique, je sais. Hier le match était désagréable et je n'ai pas vibré, à aucun moment. Pas vraiment fan de Domenech, je m'étais même fait à l'idée d'un grand renouveau... On efface tout et on recommence. Et puis cette fameuse action que, sur le moment, je n'ai même pas comprise. Un petit merdier et de la joie. Quoi ? Ah quand même ! Elle est belle celle-là. Double contact de la main gauche, impeccable ! Et puis patatra, le cirque a commencé. Les grands mots, les règles bafouées, le courage des Irlandais, la valeur de l'exemple... Et de rire, et de rire, et de ne plus rire.
Le coup de grâce ? Christophe Dechavanne au Grand Journal, kidnappant le déroulé de l'émission pour lire sa fiche et se demander ce qu'il allait dire à ses enfants devant ce monde de fous dans lequel on vit. Pincez-moi, je rêve.
Ohé, houhouuuuu, de quoi parle-t-on ? D'un match de foot. D'un match de foot, non de Zeus ! Il s'agît d'un jeu, avec 22 gugus surexposés et une baballe qu'il doivent rentrer dans un but. La règle est simple et bien expliquée. Parmi ces règles, il y en a une, qui stipule qu'on ne peut pas prendre ou toucher le ballon de la main. De même qu'au tennis on ne peut pas lancer deux balles en même temps, ni enfiler des palmes lors du 100 mètres nage libre. Cette règle, tout le monde la connaît. Et pourtant malgré cette règle, chaque jour, sur tous les terrains de foot du monde, pendant ces millions de matchs qui se jouent en amateur ou en professionnel, on voit des mains partout. On voit aussi des tacles appuyés, des simulations, des tirages de maillots, des insultes à l'arbitre, des coups bas, des croche-pattes, etc. On appelle cela des fautes, et c'est pour ça qu'elles sont punies. Des fautes de jeux clairement identifiées, connues des joueurs et des spectateurs. L'arbitre, qui connaît bien les règles lui aussi, siffle les fautes, dans la grande majorité des cas. Il fait respecter la règle, il garantit l'équité et la justice du résultat.
Mais l'arbitre est humain, il ne voit pas tout, il n'est pas Dieu. Il arrive régulièrement, à chaque journée de championnat, qu'un arbitre siffle une "faute" quand il n'y en a pas, et oublie d'en siffler quand il y en a une. C'est ainsi, c'est cruel, cela s'appelle une "erreur d'arbitrage". Ici la notion de faute, sémantiquement culpabilisante, est remplacée par le mot erreur, plus léger. Quand cela arrive, les joueurs rouspètent, négocient stérilement, invectivent mais pas trop (car c'est une autre faute) ; parfois les entraineurs eux-mêmes montent au créneau, ils sortent de leurs gonds,... Alors on refait le match, on imagine ce qui ce serait passé si le gars n'avait pas fait faute, ou s'il l'avait faite, mais le jeu continue, avec ou sans faute, avec ou sans erreur.
Pendant ce France-Irlande, il y a eu 40 fautes sifflées. Dont 23 du fait de ces merveilleux Irlandais. Ils ont donc triché 23 fois ? Quelle honte, je ne veux plus regarder un Irlandais dans les yeux, comment ont-ils pu bafouer la morale et le pacte social 23 fois sous nos yeux sans que personne ne réagisse, que vais-je dire à mes enfants ? J'avais déjà du mal avec le cyclisme... Ah mais non, me dit-on, ils n'ont pas triché, ils ont fait des fautes que l'arbitre a sanctionnées. Si je comprends bien, quand une faute est sanctionnée ce n'est pas de la triche, c'est une faute.
Si l'arbitre avait oublié l'une d'entre elles (de fautes), ce qui est arrivé d'ailleurs, on se serait emporté, on aurait un peu gueulé contre bobonne et jeté sa canette de Kro avec rage, bah oui, tant que ça n'a pas de conséquence directe, la faute est juste une excuse à l'emportement, un élément dans la théâtralité, un alibi pour des grands gestes et un pastis courroucé. Il se trouve que, pour l'intensité dramatique de cette histoire, la faute la plus grosse, la plus dingue, la plus Gargantuesque, conduit nos chères têtes bleues en Coupe du Monde. Cette faute-là est plus grave que les autres parce qu'elle sert une conséquence immédiate. Mais la même faute, à 50 mètres du but, si elle avait eu lieu dix minutes plus tôt, aurait-elle été aussi grave ? Aurait-on hurlé à la triche ? S'il n'y avait pas eu de but marqué suite à cette faute, on aurait sans doute rigolé en gloussant d'une joie tout à fait naturelle : "hahaha, regarde-moi ça, l'arbitre n'a pas vu ça, il a du caca dans les yeux celui-ci !". Si je saisis bien, une faute sans but ce n'est pas de la triche, c'est une faute parmi d'autres.
C'est un concours de circonstances comme il n'en arrive que dans les films : un chronomètre qui tourne + une situation tendue + un peuple nostalgique + un entraîneur détesté + un match de merde... Et tout qui se concentre en une fraction de secondes dans une simple faute de mains, comme il y en a dix par matchs, partout, tout le temps. Mais cette faute-là dérange car elle conduit au but. Vous ne rêvez pas, c'est injuste, c'est horrible, c'est pour ça que c'est interdit, et c'est pour ça que normalement, c'est sanctionné. Mais là, juste là, l'arbitre n'a rien vu. Il était derrière, comme beaucoup d'entre nous, sans les images. Derrière, en une fraction de seconde, sans ralenti, dans l'immense stress d'un match sanction. Ce gars-là, comme des milliers d'autres gus chaque dimanche, a fait une erreur d'arbitrage. A qui la faute ?
La faute de Thierry Henry est connue, répertoriée, constatée chaque dimanche sur des millions de terrains, elle rentre dans la catégorie "faute de main". Personne n'a jamais dit à un joueur qui faisait une main qu'il trichait. Sur le terrain (pour l'avoir vécu une paire de fois) on le traite de tous les noms, on pose le ballon pour tirer un coup-franc, on lui met un carton jaune ou rouge, on le regarde de travers et on se méfie, mais on ne le traite pas de tricheur. On le sanctionne. Une faute de main n'est pas tricherie, elle est entorse au règlement. La faute de l'arbitre est, quant à elle, dévastatrice, car elle ruine l'équité, la justice, le pacte. La faute de l'arbitre rend inutile tous les efforts de nos gaillards d'Irlandais. Si l'on ne peut plus compter sur l'arbitre, le foot, le sport, et tous les sports, deviennent impraticables.
Pour moi, ce n'est pas à Thierry Henry de s'excuser de jouer au foot et d'avoir commis une faute de jeu. Ce n'est pas à la France d'avoir honte de se qualifier en réalisant un mauvais match. C'est à l'arbitre, ou au système d'arbitrage, d'être revisité pour qu'une faute de main de cette envergure ne puisse plus passer les mailles du filet.
Quant à la morale et à la "valeur de l'exemple", je ne sais pas pour vous, mais je crois n'avoir jamais remis entre les mains d'un footballeur (ni d'un quelconque sportif, d'ailleurs) la notion d'exemplarité. Que dire à mes enfants ? Simplement ce que je leur ai dit : qu'on a eu une chance pas possible, que les Irlandais ont de quoi être dégoûtés, que c'est pas de bol pour eux, qu'une fois tous les vingt ans une faute de main a des conséquences graves pour l'humanité, que c'est nul de faire ça mais qu'on l'a tous fait en match, c'est comme un réflexe, une tentation de l'instant, un flirt avec l'impossible. Je leur ai aussi racontés la demi-finale de 82, et le scandale de l'attentat sur Batiston. Et la main de Maradona. Et les poteaux carrés du Bayern. Etc, etc, etc. Je leur ai dit que l'arbitrage c'est super dur et que je suis à fond pour la vidéo à ce niveau de compétition. Car oui, sur cette action, il n'y aurait pas eu de débat et on en aurait ri. Tout le monde en aurait ri. Personne n'aurait crié à la triche. Dans les bars ou nos salons, en se goinfrant de pizzas, on aurait simplement constaté la faute en gloussant un "dis-donc il est gonflé le Titi ! Bien essayé, haha !". Il aurait pris un carton jaune, il y a aurait eu coup-franc, et voguait la galère...
Certains suggèrent (chers amis ne m'en voulez pas, je m'exprime
, que Thierry Henry aurait dû aller voir l'arbitre pour lui avouer sa faute, que le monde en aurait été changé, la morale respectée et les Irlandais récompensés. Truc de dingue. Ce n'est pas au joueur d'aller confesser ses fautes quand même ? Si ? Vous imaginez le bazar ? "Ok j'avoue je suis hors-jeu, désolé. Pardon, je me suis appuyé sur son épaule au corner, j'aurais pas dû, c'est pour moi. Sorry man, je t'ai un peu agrippé, vas-y je te rends le ballon, ça me fait plaisir...". Le garant des valeurs du sport, de la morale, de la justice, c'est l'arbitre. C'est la règle. Le système vaut ou ne vaut pas, mais dans une partie de ce genre, ce n'est pas au joueur d'arbitrer, surtout ses propres fautes. Vous demandez sérieusement à un joueur de foot qui doit se qualifier pour la Coupe du Monde, qui joue devant 80.000 personnes et 15 millions de spectateurs, de décider en une demi seconde de rendre un but pour une faute non sifflée ? De s'engager seul dans un geste qui engage un groupe entier ? Et pas seulement un groupe, un pays ! J'en reste soufflé...
Et puis non, les Irlandais n'ont pas été exemplaires. Ils ont vendangé plusieurs possibilités de marquer, ils ont fait plus de fautes que nous, moins d'actions de but, moins conservé la balle. Ils ont été plus présents, plus combatifs, simplement meilleurs que nous, mais sûrement pas ces héros qu'on nous décrit. Dans notre aveuglement et notre nostalgie, nous voulions une qualification à la Gloria Gaynor, avec des phases de jeu majestueuses, un Zizou-like, des reprises de volée acrobatiques et des coups de têtes rageurs, un truc qui fait rêver dans ce monde morose plein de suicides, de quoi se remplir de nouveaux souvenirs heureux pour vingt ans... Mais non, le foot c'est aussi de la boue, des fautes, des matchs nuls dans tous les sens du terme, des erreurs, des misères et des injustices. Un dernier match qualificatif, c'est 100% de stress et des mecs qui font dans leur maillot,... On les a bien connus ces matchs horribles en notre défaveur, je m'en souviens comme si c'était hier. Alors je me réjouis maintenant de ce spectacle imparfait, humain, boitant, et de ce goût amer qui va les obliger à bosser pour faire mieux, dégonfler, s'endurcir. Je me réjouis aussi car cette histoire devrait accélérer l'arrivée de la vidéo pour les matchs de haut niveau, chose qui ne règlera pas tous les soucis, mais qui aurait au moins évité celui-ci.
"Amis Irlandais", désolé mais c'est le jeu.