Un article paru dans So-foot et qui est assez bien argumenté. S’il n’a pas sa place dans ce sujet . Aucun problème, je peux l’enlever. vincent gouriou pour so foot - icon sport Il est l'un des plus prolifiques auteurs de bandes dessinées, scénariste entre autres des célèbres Tuniques bleues, mais Kris est aussi supporter et ancien pensionnaire du Stade Brestois. Il a fini par mélanger ses deux passions dans Tous ensemble!, une fiction loufoque consacrée à son club de cœur. Ça valait bien une bière au Penalty, le bar mythique des Rouge et Blanc.
photos: vincent gouriou pour so foot Dans ta dernière BD, tu dépeins un peu le Stade Brestois comme un club de la lose.
C'est vraiment l'image que tu en as?
Brest a probablement le plus petit palmarès parmi les clubs qui ont au moins dix ou quinze ans de présence au plus haut niveau.
Mis à part la décennie tragique des années 90, on est dans les deux premières divisions sans discontinuer depuis 1970, et on n'a quand même jamais réussi à dépasser les quarts de finale de coupe de France… Et encore, on y est allés que deux fois! Mais bon, je sais bien qu'il n'y a pas de grand vainqueur sans des abîmes de lose auparavant. Regardez l'équipe de France en 98, ou le Portugal. Eux, on les a pliés tellement de fois sur des matchs où on ne méritait absolument pas que quand ils ont gagné l'Euro chez nous, après la blessure de Ronaldo et le poteau de Gignac, ils ont dû se croire sauvés des eaux… Un jour, c'est ce qui va arriver à Brest. Il va y avoir une espèce de truc totalement improbable qui nous récompensera pour le demi-siècle de lose qu'on a pu subir.
L'été dernier, j'ai misé dix balles sur le fait qu'on serait champions de France. Et au bout de 20 minutes du premier match de la saison, on était déjà menés 0-2 contre Lens… La lose, quoi. Pourtant, j'avais une petite voix qui me disait de continuer à y croire, et on l'a emporté 3-2! Évidemment, quand j'ai parié, tout le monde m'a dit que j'avais perdu dix balles.
Mais c'est bien arrivé à Leicester, hein.
En attendant, dans ta BD, tu imagines le Stade Brestois préparer une finale de coupe de France, face au “Paris Étoile Club”, au moment même où le club est au bord de la faillite…
L'épisode du dépôt de bilan, ça reste un vrai trauma ici (en décembre 1991, le club est mis en liquidation judiciaire et l'équipe professionnelle dissoute, ndlr). C'est typiquement nous, cette histoire. Cette année-là, on a peut-être l'équipe la plus forte qu'on ait jamais eue, avec les Roberto Cabañas, Corentin Martins, Stéphane Guivarc'h, Ronan Salaün, et pas mal de mecs du pays. Venaient aussi d'arriver Bernard Lama et David Ginola, qui était annoncé comme très fort, et c'était effectivement le cas.
On finit autour de la dixième place, et pourtant, on se retrouve rétrogradés, pour des raisons économiques qu'on a du mal à comprendre. Quelques mois après, il y a ce match à Guingamp, nos grands rivaux, et puis le tribunal dit: “C'est fini. ” Comme ça, en plein mois de décembre. Il te reste que tes yeux pour pleurer. Ici, ça a vraiment été un drame, on l'a vécu comme une injustice de plus faite à la ville. Faut se rappeler que notre relégation, à l'été 91, permet de sauver Rennes. On avait l'impression qu'on sauvait les Bretons qui avaient du fric, et puis nous, on se faisait…
C'est pour ça que j'en fais le centre de mon histoire, ce qui est d'ailleurs assez injuste aujourd'hui, puisqu'on est probablement l'un des clubs les mieux gérés économiquement!
“Le foot n'a jamais cessé d'être récupéré par les classes populaires à travers le temps. Pour moi, celui qui n'a pas de désir de revanche sociale ne peut pas être un vrai supporter de foot” Ça représentait quoi, Francis-Le Blé pour toi, plus jeune?
Il était pas question de rater un match.
Mes parents ne partaient pas en vacances, on bougeait pas, donc les 38 matchs de l'année, je les voyais.
J'allais voir Brest-Châteauroux sous la pluie le lundi soir s'il le fallait. C'est mon père qui m'y a emmené la première fois, je devais avoir à peu près 6 ou 7 ans -un Brest-Sochaux, on perd 2-1. C'est le premier match de Drago Vabec, qui est très vite devenu notre grande idole de l'époque. Je revois mon père se mettre à scander “Vabec, Vabec!” quand il marquait, alors que c'était pas du tout quelqu'un d'expansif en temps normal. Ça m'avait marqué, alors moi, je l'imitais, je criais “Vabec, Vabec!” avec ma voix de puceau…
vincent gouriou pour so foot - icon sport “Mes parents ne partaient pas en vacances, donc les 38 matchs de l'année, je les voyais. J'allais voir Brest-Châteauroux sous la pluie le lundi soir s'il le fallait” T'as pas été loin d'y jouer aussi dans ce stade, non?
J'ai rejoint le club en 82, quand je suis entré en sixième. C'était la grande époque d'Yvon Le Roux, le premier Brestois sélectionné en équipe de France, qui marque un but dès son premier match en Bleu.
J'étais fier comme un pape. C'est vraiment le premier à émerger des générations bretonnes formées au club. Après il y a eu les Le Guen, Guérin, Martins, Colleter. On l'oublie parfois Colleter, son père m'a entraîné, pas que des bons souvenirs… Brest était un vrai vivier.
À l'époque, c'était vraiment pas illusoire de te dire que le prochain Guivarc'h, c'était peut-être toi. Bon, moi j'étais pas forcément le meilleur, j'étais un numéro 6 hargneux, je courais partout. Aujourd'hui, cette sorte de filiation bretonne a un peu disparu, on a encore des Chardonnet ou des Larsonneur, mais le contexte a changé, les centres de formation recrutent partout en France, et la concurrence est beaucoup plus rude.
Dans la BD, tu fais de Bruno Grougi le “capitaine mythique” du club.
Aujourd'hui, ce serait qui, l'âme de l'équipe?
Steve Mounié est très apprécié parce que c'est un mec humble, que tu vois faire ses courses au Carrefour de Saint-Pierre (un quartier de Brest), ce qui paraît impensable ailleurs, dans les autres clubs de ligue 1. Le but qu'il met contre Lyon, qui nous offre la victoire dans les dernières minutes en début de saison, il va vraiment le chercher avec la rage, et d'ailleurs il se fait mal sur l'action.
Grougi et Omar Daf, c'est le genre de joueurs qu'on a adorés, des soldats de l'ombre qui rechignent jamais au combat. Au début des années 2000, on avait Bogaczyk, un attaquant qui venait du Nord, petit-fils de mineur, blond comme les blés. Il nous a mis 8-9 buts par saison en National, ça a été un peu juste ensuite quand on est remontés en ligue 2, mais les gens l'adoraient! On n'est pas dans le clinquant ici, pas besoin d'avoir forcément du talent, on veut des besogneux.
Finalement, t'as choisi la BD pour faire carrière.
Là aussi, j'ai été biberonné très tôt, grâce à un oncle qui avait une immense collection de BD qui a largement construit mon imaginaire. Chez nous, c'était laïc, on versait pas mal dans le Spirou, ou Pif Gadget, qui était une émanation du Parti communiste.
Faut pas oublier que ce sont les communistes qui ont porté la fameuse loi de 1949, qui régule les contenus violents ou sexuels dans les livres de jeunesse, pour lutter contre l'influence des comics américains. Ils ont très vite compris que la bande dessinée était un formidable outil d'éducation populaire.
À l'époque, la lecture de BD était assez marquée politiquement: Tintin, c'était pour les cathos, Spirou ou Vaillant, pour les bons vivants qu'aiment bien picoler un coup, et Fluide glacial, plus pour les libertaires. Chez les auteurs de BD, on disait toujours: “Si tu veux baiser et te marrer, tu vas chez Spirou, sinon tu vas chez Tintin!” En tout cas, la BD n'a jamais été diabolisée dans ma famille, ce qui était encore beaucoup le cas jusque dans les années 90.
Ça a pas mal changé ces dernières années…
Notre hype reste un phénomène récent. Ce qu'on appelle la “Nouvelle Vague”, ça date en gros de Joann Sfar avec Le Chat du rabbin. Quand j'ai débarqué dans le milieu littéraire, il y a une vingtaine d'années, la BD était encore considérée comme un truc de prolos: “Non, mais je préfère lire des vrais livres… ” D'ailleurs, symboliquement, le plus gros festival de BD, ça reste Angoulême, dans le trou du cul de la France, en plein mois de janvier, quand personne n'a envie d'y passer! On est assez loin du Festival de Cannes, quoi. En fait, la BD, c'est le Stade Brestois des arts, tout simplement.
La BD a subi le même mépris que le foot de la part des élites intellectuelles?
Oui, et de la même manière, elle est en train d'accomplir ce que le foot a fait plus tôt: elle s'impose et prend le terrain, en bon transfuge de classe.
Ce qui crée aussi tout un débat: est-ce qu'on n'y perd pas un peu notre âme? Est-ce qu'on doit aller dans les musées, se lancer dans la vente de planches originales comme dans l'art contemporain ou la peinture? Ou alors, est-ce qu'elle doit d'abord rester un art narratif populaire? C'est compliqué à trancher, mais ce sont des questions importantes, parce qu'aujourd'hui, une bande dessinée coûte vite 20 ou 25 balles, de la même manière que les places en tribune sont devenues hyper chères, et que tout ça réserve de plus en plus l'accès aux classes les plus aisées. Même si je pense que dans l'absolu, on ne peut pas lutter contre l'aspect profondément populaire du foot. C'est le sport universel par excellence, et ça reste un lieu où tout est possible. Quoi qu'on en dise, le foot offre cette possibilité aux petits et aux pauvres de parfois l'emporter.
C'est Leicester qui gagne le championnat, c'est ce gamin au fin fond de l'Afrique qui va devenir une star… Le foot reste la promesse d'une revanche possible. Ne serait-ce qu'historiquement, le football est une prise de guerre du milieu ouvrier sur les bourgeois. Au départ, c'est quand même un sport qu'on pratique dans les grandes universités anglaises, comme le rugby! Ce qui est fascinant, c'est de voir comment il n'a cessé d'être récupéré par les classes populaires à travers le temps, les ouvriers en Europe, puis ensuite par les peuples colonisés, aujourd'hui les banlieues… Pour moi, celui qui n'a pas de désir de revanche sociale ne peut pas être un vrai supporter de foot.
C'est d'ailleurs l'objet de la toute première BD que tu as consacrée au foot, Un maillot pour l'Algérie.
L'histoire vraie de Rachid Mekhloufi, Mustapha Zitouni et tous ces footballeurs algériens qui quittèrent clandestinement la France en avril 1958 pour rejoindre le FLN et constituer la toute première équipe nationale d'Algérie, et participer à leur façon à la lutte pour l'indépendance. Les “fellaghas au ballon rond”, comme on les appelle. En allant jouer des matchs un peu partout dans le monde, ils sont devenus de véritables ambassadeurs de la cause algérienne. Une histoire édifiante, qui était restée largement méconnue.
Aujourd'hui, tu restes encore l'un des rares auteurs à t'intéresser au football. Pourquoi?
En BD, on fonctionne en image fixe, donc c'est difficile de rendre toute sa dynamique à une scène de foot. Dans Un maillot pour l'Algérie, le dessinateur Javi Rey s'inspire un peu des mangas, avec les traits de vitesse, à la façon d' Olive et Tom. Il faut trouver des petits gimmicks comme ça, qu'on s'autorisait beaucoup moins avant, avec une BD dans une veine plus réaliste. Franquin, qui était dans un registre de dessin beaucoup plus comique, y arrivait très bien! Les reprises de volée de Gaston Lagaffe, c'est superbement bien dessiné, on sent tout de suite le mouvement.
C'est un peu comme le cinéma, qui a lui aussi du mal à mettre le football en images?
C'est vrai, et pour autant, ça reste très différent.
En BD, on n'a pas le jeu d'acteur, et un très beau dessin ne suffit pas à faire passer toutes les émotions. Ce sont les dialogues qui vont être essentiels pour caractériser nos personnages, il faut réussir à faire passer plein de choses en peu de mots. Alors qu'au cinéma, il y a le décor, du mouvement, des sons qui contribuent à façonner une ambiance… Il n'y a pas de critique qui m'exaspère plus que de dire d'une BD qu'elle est très “cinématographique” ! C'est tellement feignant de considérer que parce que c'est de l'image, c'est du cinéma… À la limite, la bande dessinée a plus à voir avec le théâtre. La scène impose elle aussi un cadre fixe avec lequel composer.
La BD fait plus appel à l'imagination?
C'est comme quand tu marques une reprise de volée. T'as l'impression que tu viens de faire une Zlatan, mais si on t'avait filmé, tu verrais juste un gros coup de chausson avec une balle qui arrive vaguement au fond des filets… Ce qui compte, c'est ce qui se passe dans ta tête. Et c'est ce que sollicite en permanence la BD: elle montre un instantané, un suivant, et entre deux cases, c'est le lecteur qui fait le lien et qui se raconte son histoire. Elle cherche juste à déclencher l'imagination, qui fait le reste. Si tu vois une bagnole qui roule à fond, et à la case suivante, une tombe avec des fleurs et un volant cassé au-dessus, t'as pas vu l'accident, mais tu l'as tout de suite compris.
Si tu veux simplement singer la réalité, fais de la photo! Elle sera toujours meilleure que ton dessin. L'essence de la BD, ce n'est pas de montrer fidèlement ce qui s'est passé, c'est de faire ressentir. C'est pour ça que je crois profondément au potentiel de la BD sportive: un match de foot aussi, ça se ressent plus que ça ne se voit.
À lire: Tous ensemble!, par Kris, Emmanuel Michalak et Juliette Laude, éd. Delcourt, 2023.
Par Barnabé Binctin, à Brest/ Photos: Vincent Gouriou pour So Foot
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