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Enigme à Neuilly-sur-Seine
Les liaisons dangereuses de Sarkozy
Enterrée, l’affaire de l’appartement du candidat de l’UMP ? Ou seulement étouffée, le temps d’une campagne électorale ? Olivier Toscer revient sur ce dossier troublant, où l’on découvre une promotrice octogénaire murée dans le silence, un mort tombé d’un toit et quelques combines douteuses
Elle n'a opposé grande résistance. A 85 ans, Denise Lasserre, l'ancienne légende des belles années de l'immobilier à Neuilly, n'a plus aujourd'hui la force de se battre. L'émissaire de Nicolas Sarkozy a facilement obtenu ce qu'il était venu chercher, jusque chez la vieille dame. Arrivé en voiture officielle et reparti avec le certificat de bonne conduite qu'il cherchait pour son patron : un communiqué public de Denise Lasserre assurant avoir vendu un appartement au candidat UMP à l'Elysée sans la moindre remise sur le prix, ni largesses sur les travaux. Un témoignage censé démentir les informations avancées avec force détails par « le Canard enchaîné »du 28 février.
Depuis, Denise Lasserre, ex-dirigeante de la plus prestigieuse entreprise immobilière de Neuilly dans les années 1990, s'est recluse chez elle. Barricadée derrière sa porte blindée, entourée des souvenirs de sa splendeur passée. Celle d'une petite architecte juive roumaine, diplômée de l'université Ion-Mincu de Bucarest, arrivée en France en 1967. Elle a construit son empire immobilier à la force du poignet. Une réussite exceptionnelle, accomplie à l'ombre de la riche mairie de Neuilly et de son maire, Nicolas Sarkozy.
Il y a encore quelques années, Denise Lasserre possédait l'un des plus beaux carnets d'adresses de la place. On y voyait des artistes cotés comme le sculpteur Arman, des people comme Jacques Martin, l'ex-mari de Cécilia, des hommes de presse comme Yves de Chaisemartin, alors patron du « Figaro ». Mais également du monde politique. Un éventail éclectique de personnalités de droite : de Jean-Pierre Denis, ex-secrétaire général de l'Elysée, à Martine Lehideux, membre de la hiérarchie du Front national. Denise, membre du Rotary Club, fraie aussi avec Didier Schuller, personnage clé de l'affaire des HLM des Hauts-de-Seine, l'un des scandales politico-financiers les plus retentissants des années 1990. La promotrice venue des bords du Danube fréquente la compagne de l'époque de Schuller, Christine Delaval. Denise est au coeur du pouvoir dans les Hauts-de-Seine. Elle peut joindre, à tout moment, Nicolas et Cécilia sur leurs portables et entretient même des relations amicales avec Andrée, la mère du premier magistrat de la ville.
Avec une quarantaine de vendeurs, le cabinet Lasserre roule sur l'or. «Le groupe travaillait beaucoup sur Neuilly, assure Jacques Havard-Duclos, le directeur des services techniques de la mairie. Lasserre était une référence dans le secteur des immeubles de standing.» Une bonne trentaine d'immeubles haut de gamme portent la marque de la reine Denise.
A ses côtés, elle peut compter sur son fils, Michel. Ce dernier est très proche de Nicolas Sarkozy. «Ils étaient de la même génération et partageaient la même passion pour les cigares», se souvient un excellent connaisseur de la mairie de Neuilly. Les deux hommes passent beaucoup de temps ensemble. Ils sont souvent rejoints par François Fillon, l'actuel conseiller politique du candidat UMP à l'Elysée. Michel Lasserre, le VRP de luxe du cabinet, soigne son carnet d'adresses. L'homme est généreux, par exemple avec « Neuilly Journal indépendant », l'organe officieux de la mairie, dirigé en 1988 par Cécilia Martin, future Mme Sarkozy. Les pleines pages de pub achetées par le groupe Lasserre sont publiées aux meilleurs emplacements. Pendant plusieurs années, les encarts groupe Lasserre sont même annoncés dans le sommaire du journal. Le promoteur paie rubis sur l'ongle. Un parrainage actif et constant. C'est l'époque où Nicolas Sarkozy lance son grand projet d'aménagement de l'île de la Jatte en village pour la jet-set. Là, le groupe Lasserre achète 3 900 mètres carrés d'espace constructible pour y édifier le complexe Victoria XXI, un ensemble de trois immeubles de grand standing, la future résidence privée du candidat UMP à l'Elysée. Cette opération fait partie des grands travaux du maire. Elle se révèle un vrai gâchis financier pour la ville. Au départ, la mairie compte empocher 2,4 millions d'euros de bénéfices sur l'opération. A l'arrivée, elle perd 14 millions d'euros. Dans l'affaire, elle fait aussi preuve d'une grande générosité en faveur de la SEM 92, l'aménageur du projet, en lui accordant 5,7 millions d'euros de prêt sans intérêts. Sans ce prêt «douteux», selon la chambre régionale des comptes, le projet de l'île de la Jatte s'écroulait. Et entraînait les Lasserre dans sa chute. Nicolas Sarkozy fait alors figure de sauveur.
Le fils, Michel Lasserre, n'est pas un ingrat. Il sait être reconnaissant. Au début des années 1990, son ami Nicolas ambitionne de construire une nouvelle maison de retraite et une crèche rue Soyer. Michel Lasserre se lance dans cette opération à haut risque financier. Il rachète le permis de construire à la mairie de Neuilly le 20 mai 1994. Il est alors persuadé qu'il sera exonéré de la lourde taxe liée au dépassement du PLD, plafond légal de densité. En effet, quand un constructeur dépasse la limite de surface autorisée au départ, il doit payer un supplément. Michel Lasserre espère y échapper. Il se trompe lourdement. Il apprend qu'il doit au fisc la somme de 5,49 millions d'euros. Il croit encore que le maire de Neuilly va le sauver. Il refuse de payer. «Sarkozy, qui était alors le tout-puissant ministre du Budget d'Edouard Balladur, assure un proche du promoteur, conseille aux Lasserre de contester ces impôts devant les tribunaux en leur assurant qu'il les soutiendrait de Bercy.» Information démentie par la mairie. Mais confirmée par le promoteur.
Cette réclamation fiscale tombetrès mal pour les Lasserre. La crise immobilière les atteint de plein fouet : ils ont acheté des terrains à des prix exorbitants et peinent à vendre leurs immeubles. «Il aurait fallu déposer le bilan comme les autres promoteurs en plantant les banques», explique un ancien collaborateur du groupe. Mais, chez les Lasserre, ça ne se fait pas. Les petits immigrés roumains s'entêtent. «On va se refaire», décrète la patriarche. Denise la battante préfère la fuite en avant. Elle jongle avec les projets et la trésorerie. Elle croit sortir victorieuse du procès engagé contre le fisc au tribunal administratif de Paris. Elle se trompe : l'affaire liée à la construction de ce complexe immobilier de la rue Soyer devient son chemin de croix. Une malédiction ?
Le 6 juin 1996, Michel Lasserre, en visite sur le chantier de la rue Soyer, tombe du toit et meurt sur le coup. La police enquête durant deux ans avant de conclure à un accident. «Les ouvriers avaient installé une barrière de sécurité sur le toit, se souvient un ancien collaborateur du groupe. Mais, le jour où Michel est tombé, la barrière avait disparu.» Aujourd'hui, malgré l'absence de preuves, la mère n'en démord pas : son fils a été assassiné. A l'époque, Nicolas Sarkozy penche plutôt pour la thèse du suicide. Il s'en ouvre à ses proches : «Ses affaires allaient tellement mal et il doit une somme astronomique en PLD...» Le maire de Neuilly n'ignore rien des difficultés financières des Lasserre, étranglés par les banques. Ni des difficultés de gestion qui ont suivi le décès du fils. Nicolas Sarkozy vit alors rue Pierre-Charron, dans le 8e arrondissement de Paris, dans la même rue que son mentor d'alors, Edouard Balladur. Il cherche à revenir à Neuilly. Coïncidence, la somptueuse résidence Victoria XXI sur l'île de la Jatte, face à la Seine, est pratiquement prête. Une future adresse de prestige : l'acteur Jean Reno vient juste d'y acheter un grand appartement. Une bonne affaire en vue : Denise Lasserre est aux abois. Le projet Victoria est un gouffre et perd 19,5 millions de francs de l'époque. Elle doit vendre vite pour se renflouer.
Nicolas et Cécilia font leur première visite au printemps 1997. L'histoire est maintenant connue. Ils exigent et obtiennent l'appartement à un prix défiant toute concurrence, tout en faisant prendre en charge des travaux pharaoniques d'aménagement par le cabinet Lasserre (voir encadré). Denise est au plus bas. Il y a ce maudit procès pour le complexe de la rue Soyer qui n'en finit pas. Les tribunaux lui donnent tort, les uns après les autres. Denise a le sentiment que Nicolas Sarkozy l'a définitivement abandonnée. Pour elle, il aurait pu faire un geste en payant une partie de la taxe « assassine ». Il n'a pas bougé. Fin 2004, la promotrice perd définitivement en Conseil d'Etat. C'en est fini de la grande bâtisseuse. Celle qui pesait au temps de sa splendeur 800 millions de francs est désormais sur la paille. Elle ne peut plus payer ses équipes. Refuse de les licencier, ferraille au tribunal des prud'hommes. Les huissiers sont à sa porte. Quand ils pénètrent dans son grand appartement de l'avenue Charles-de-Gaulle, l'artère principale de Neuilly, ils emportent tout. Leur butin : 500 000 euros de tableaux de maître, 150 000 euros de tapis précieux et de tapisseries, de l'argenterie, des fourrures, des bijoux. Des biens de valeur estimés par l'assureur à 860 000 euros. La ruine... et la calomnie. Tout Neuilly est aujourd'hui persuadé, sans la moindre preuve, que la tsarine de la pierre, frappée par le malheur, est à l'origine des révélations sur l'appartement de Sarkozy. A 85 ans, Denise Lasserre, plus seule que jamais, refuse de s'exprimer. Elle préfère s'enfermer avec ses lourds secrets.
Olivier Toscer, Léna Mauger