le Monde "Le manque d'esprit d'aventure des Français est assez déprimant"
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Que pensez-vous de la crise actuelle en France ?
Je suis surpris par la déconnexion entre le débat politique, tel qu'il s'exprime dans la rue, et la vie des entreprises françaises dans le monde. C'est très étonnant. Je l'ai vu à Hongkong, les entreprises françaises sont incroyablement efficaces sur le marché mondial. Qu'il s'agisse de l'aéronautique, de l'automobile, de l'industrie de luxe ou de l'assurance, les Français sont agressivement concurrentiels. On a du mal à le croire si l'on écoute seulement les politiciens.
Il y a aussi quelque chose de curieux, presque de pittoresque, dans cette furieuse résistance française à la prise de contrôle de n'importe quelle compagnie par des intérêts étrangers alors que vous êtes si spectaculairement bon dans l'achat des compagnies des autres. En 2005, près d'un tiers des grandes acquisitions internationales ont été le fait de Français. Je dis cela sans le moindre ressentiment.
On a l'impression qu'il y a deux France : l'une où se déroule le débat sur le contrat première embauche (CPE) et l'autre qui produit l'essentiel des ressources qui permettront de payer les retraites des fonctionnaires. Enfin, en tant que résident occasionnel en France, je remarque aussi la différence entre ce que certains de mes amis disent du marché du travail et ce qui se dit dans la rue.
Que disent vos amis français ?
L'un de mes meilleurs amis a une petite entreprise dans le Tarn. Il emploie huit personnes, mais il pourrait en employer douze ou treize. Il ne le fait pas par crainte du surcoût social. A cause de ce genre de problèmes, beaucoup d'enfants d'agriculteurs de la région sont au chômage.
Pensez-vous que la France est hostile aux réformes ?
La France n'est pas un pays facile à réformer lorsque la classe politique ne montre pas l'exemple et qu'elle n'expose pas clairement les vrais termes politiques et économiques de la réalité internationale. Jusqu'ici, les réformes ont été introduites presque en catimini.
Une partie de moi comprend pourquoi la France résiste tant au changement. Il y a en France, dans le style, la qualité de la vie, des choses qui méritent qu'on les défende et qu'on les conserve. Après tout, si tant d'entre nous voulons avoir une maison en France, c'est parce que ce pays est si spécial.
Les Français auraient donc raison ?
Le problème, c'est qu'ils résistent de plus en plus aux changements qui affectent, surtout, la qualité de vie de certains groupes bien protégés. Les étudiants défendent leur droit à un emploi à vie même si cela maintient au chômage beaucoup d'autres gens. C'est une manière excessivement conservatrice d'envisager la solidarité sociale.
La majorité des étudiants veulent être fonctionnaires. Il est admirable que les Français continuent d'être aussi fiers de servir leur Etat. Mais leur manque d'esprit d'aventure, cette volonté de faire la même chose toute leur vie, je trouve cela assez déprimant.
Je reviens d'Inde. J'ai visité un site à Bangalore où travaillent 14000 ingénieurs en informatique, âgés de 23 à 35 ans. Ils ressemblent en apparence aux jeunes qui défilent à Paris, portent les mêmes chaussures Nike, les mêmes T-shirts, écoutent les mêmes i-Pods. Là-bas est l'avenir du monde et nous devons l'admettre.
Que pensez-vous de la méthode employée par le gouvernement dans l'affaire du CPE ?
On a dit aux Français pendant des années que leur modèle social était parfait. Il est donc difficile de changer de message, à moins d'expliquer clairement le but à atteindre. D'un autre côté, je ressens une certaine sympathie pour un premier ministre qui essaie d'améliorer ce modèle. Dans ce genre de situation, il y a toujours des gens qui disent, après coup, qu'ils s'y seraient mieux pris.
Oui, peut-être… M. de Villepin a au moins essayé. Le pire pour la France et pour ses nombreux jeunes chômeurs serait de renoncer purement et simplement aux réformes.
Pour moi l'essentiel, c'est d'expliquer de manière intellectuellement convaincante que la France ne peut opérer, avec son économie sophistiquée, derrière une sorte de ligne Maginot. L'Europe a besoin d'une France forte et confiante. Sans cela, on est condamné à une croissance chancelante, et on ne pourra résoudre les vrais problèmes démographiques qui nous assaillent.
M. de Villepin n'a-t-il pas mal "vendu" sa réforme ?
D'une personne à l'autre, les styles politiques diffèrent. Mais les syndicats ont-ils vraiment le rôle de faire descendre périodiquement les gens dans la rue pour empêcher les réformes? C'est économiquement inepte et politiquement égoïste.
Dans votre dernier livre, Not Quite the Diplomat (Ed. A. Lane, 304 pages, 30, 77 euros) vous écrivez : "Même quand ils ont raison, les Français peuvent être d'une perversité exaspérante."
Un Français anglophile pourrait dire la même chose de nous. Si la France et la Grande-Bretagne ont eu, au fil du temps, une relation tellement ombrageuse, qui a d'ailleurs contribué à définir notre identité mutuelle, c'est notamment parce que nous avons une même idée de notre rôle dans le monde. Les Britanniques ont, avec suffisance, une certitude moralisatrice d'avoir toujours raison. La France se veut exceptionnelle et souhaite que les autres comprennent pourquoi elle fait les choses différemment.
La France a-t-elle aujourd'hui une vision de ce que doit être l'Europe ?
Pour la première fois, depuis que je suis en politique, je pense que cette vision française n'existe plus. C'est extraordinaire. C'est dû à ce qui s'est passé chez vous. C'est aussi dû en partie au fait que l'Allemagne ne considère plus que les intérêts français doivent toujours prévaloir afin de préserver la réconciliation entre les deux pays.
Le projet européen n'est-il pas devenu lui même invisible ?
Sur le plan économique, la stratégie de Lisbonne a montré à l'Europe la bonne direction. Mais il y a un énorme écart entre la rhétorique et la réalité. L'Europe avait l'ambition de devenir, en 2010, la zone économique la plus performante. Plus personne n'a l'audace de le prédire, même si les pays nordiques se portent plutôt bien.
Prenez la recherche et le développement. Les Etats-Unis dépensent au moins deux fois plus que nous dans la recherche, le Japon aussi. Ce n'est pourtant pas si difficile d'allouer plus d'argent à l'université et aux instituts de recherche. Nous sommes si condescendants à propos des Américains, alors qu'ils dépensent deux fois plus que nous dans la connaissance et le savoir.
Comment l'Europe peut-elle trouver un second souffle ?
Autrement dit, comment l'Europe peut-elle éviter "les Trente piteuses" après les "Trente glorieuses", malgré un déclin, en termes relatifs, par rapport au reste du monde, de sa population, de sa production, de son commerce, ou de sa croissance? L'essentiel de la réponse appartient aux Etats- nations. A Bruxelles, aujourd'hui, le grand projet, c'est simplement de gérer les affaires avec compétence.
Propos recueillis par Jean-Pierre Langellier
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