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Retournement du marché immobilier, endettement croissant, délitement progressif du système de santé et de retraite... L'inquiétude gagne les banlieues résidentielles. Reportage à Columbus.
Le père Michael, avec sa carrure de bûcheron et son visage rondouillard mangé par une épaisse barbe brune, inspire immédiatement la sympathie. En ce dimanche, il sourit pourtant avec perplexité, ne sachant trop s'il doit se réjouir ou s'inquiéter. Certes, la petite église Saint-Mary, qui abrite la communauté catholique de Columbus (Ohio), est pleine à craquer. « Mais si le dimanche les familles viennent en plus grand nombre qu'avant, explique-t-il, on les sent aussi plus préoccupées. Beaucoup commencent à se demander si l'argent dépensé en Irak ne serait pas mieux employé à réduire la pauvreté. »
Après la messe, tout ce monde se presse dans une petite salle attenante pour avaler un café noir allongé et quelques donuts. Les ouailles du père Michael parlent de la bataille électorale, du prochain match des Buckeyes, l'équipe de football locale, mais également de la flambée des prix de l'énergie qui a grevé le budget des vacances. Ce qui ne les empêche pas, un peu plus tard, de sauter dans leurs 4 x 4 ou leurs pick-up, rouges de préférence - la couleur de l'Ohio -, pour regagner leurs vastes maisons entourées de jardins impeccablement entretenus.
Pourtant, derrière cette image de bonheur paisible, on sent que cette vitrine du rêve américain se fissure. Une angoisse sourd au sein de la classe moyenne : la peur de glisser dans l'armée grandissante et muette des travailleurs pauvres. « Aujourd'hui, les ménages ont une perception négative de l'économie. Ils sont de moins en moins convaincus que leurs enfants vivront mieux qu'eux », analyse Steven Mangum, doyen de la prestigieuse Fisher Business School de Columbus. Ce n'est pas la dépression, loin de là. Juste le début d'une remise en question de ce mode de vie fondé sur un endettement toujours croissant.
A l'origine de ces doutes, il y a le dégonflement de la bulle immobilière. Il suffit de sillonner les immenses banlieues résidentielles qui ont poussé de façon concentrique autour du coeur financier et administratif de Columbus pour se rendre compte de la violence du coup de froid. Plantés sur des pelouses grasses et verdoyantes, entre le drapeau américain et le panneau de basket, les pancartes « for sale » (à vendre) barrées d'un grand « new price » (nouveau prix) ou « price reduced » (prix réduit) se comptent par centaines.
Antony Sanders est professeur de finance à l'université d'Etat de l'Ohio. Il est surtout l'un des meilleurs spécialistes de l'immobilier aux Etats-Unis. « Le retournement est déjà bien enclenché, et les banques qui ont prêté les yeux fermés pendant des années vont s'en mordre les doigts », prévient-il. Harley Rouda, le patron de Real Living, le plus important réseau d'agences immobilières de la ville, reconnaît qu'il a en stock 40 % de maisons à vendre de plus qu'il y a un an. Pour les promoteurs immobiliers qui s'étaient lancés dans des projets pharaoniques, le réveil est brutal.
Robert Schottenstein est le directeur général de M/I Homes, le quatrième constructeur de maisons individuelles aux Etats-Unis et le premier dans le Midwest. Dans son bureau aux larges baies vitrées donnant sur un noeud d'autoroutes, l'unique mur est couvert de photos de vacances, au Cap-Ferrat, sur la Côte d'Azur, où il espère un jour acheter une villa. Mais Robert Schottenstein devra peut-être renoncer à son rêve. Son bronzage orangé masque mal ses traits tirés : début septembre, les ventes de maisons M/I Homes à Columbus étaient inférieures de 50 % à celles de l'an passé, et la marge bénéficiaire de l'entreprise a chuté de 15 %. « J'ai dû licencier un tiers des effectifs et on a diminué nos prix de près de 10 %. D'autres baisses de tarifs, d'au moins 20 %, sont dans les tuyaux », confesse-t-il, en ajoutant aussitôt qu'il ne confierait jamais ça à un journaliste local, de peur de faire chuter encore davantage le marché.
Kelly Kinzer et Nathan Malone sont, eux, ravis de la tournure des événements : ils viennent d'emménager à Hilliard, une zone résidentielle sortie de terre il y a cinq ans. Des dizaines de maisons en bois peint, identiques, s'alignent le long de rues sinueuses bordées de catalpas et de marronniers. Au rez-de-chaussée, un gigantesque canapé crème trône au milieu du salon et un grand téléviseur à écran plat est accroché au mur comme unique décoration. « On a fait une bonne affaire. Les propriétaires ne pouvaient plus payer leur crédit, alors on a fait baisser le prix de 15 % », explique Kelly Kinzer. Fraîchement diplômé, le jeune couple s'est endetté pour trente ans. Et entre leur crédit immobilier, celui nécessaire à l'achat du coupé japonais garé devant le garage et deux emprunts étudiants, les futurs mariés consacrent près de 60 % de leurs revenus au remboursement de leurs dettes ! Rien d'exceptionnel. Aux Etats-Unis, le taux d'endettement moyen des ménages frôle les 130 % du revenu disponible. Et jusqu'à présent personne ne s'en souciait.
Reste qu'avec la remontée des taux d'intérêt, de nombreux ménages sont aujourd'hui pris à la gorge, incapables de faire face à leurs échéances. Or l'impact de la hausse du loyer de l'argent est démultiplié par la complexité des montages financiers proposés aux emprunteurs. Au cours des dernières années, les banques ont fait preuve d'une imagination débordante pour rendre solvables des ménages qui n'auraient jamais pu acheter ces grandes maisons dont les prix avoisinent les 300 000 ou les 400 000 dollars (de 236 000 à 315 000 euros).
Ces crédits qu'on appelle « exotiques » ont fait un tabac à Columbus. Les plus répandus, les « buy down loans », sont terriblement dangereux : pour un emprunt au taux moyen de 6 %, les banques proposent le paiement durant les trois ou cinq premières années de mensualités réduites fondées sur un taux d'intérêt de 2 %. Ensuite, le taux grimpe à 8 %. Les charges de remboursement peuvent alors aisément doubler. « Les ménages étaient persuadés que leurs revenus allaient nettement progresser. Tant que le marché était porteur, en cas de problème, ils pouvaient toujours céder leurs biens pour rembourser leur emprunt tout en gagnant un peu d'argent. Maintenant ils vendent leur maison moins cher qu'ils ne l'ont achetée », explique Jerri Hall, responsable des crédits immobiliers à la Huntington National Bank.
http://www.lexpansion.com/art/15.430.147175.0.html
Tant va la cruche à l'eau...