Candide à la banque (long)
- Bonjour monsieur le banquier.
- Bonjour monsieur le client, et bienvenue dans votre agence du Crédit Immobilier Pour Tous. Qu'est-ce qu'il lui faudrait?
- Une demi-baguette et deux croissants au beurre. Non, je rigole, je voudrais un crédit immobilier, en effet, j'ai entendu dire que les taux n'ont jamais été aussi bas et que c'est le moment idéal.
- Mais vous avez tout à fait raison! Parlez-moi donc un peu de votre projet.
- Eh bien, comme j'en ai marre de filer mon argent par la fenêtre en loyer, je souhaite acheter un appartement à Paris, dans un quartier calme avec des espaces verts et des écoles. J'ai repéré ce bien qui paraît intéressant, à 5000 euros du m2. C'est un peu cher, mais c'est ce qu'il faut pour ne pas être entouré de squatts et d'ateliers clandestins. la qualité n'a pas de prix.
- Exactement. Et vous gagnez combien par mois?
- Je gagne gnagna euros par mois.
- Alors attendez... je lance le logiciel... donc vous me dites gnagna euros... Ah, mais dites donc, vous avez de la chance, vous êtes un peu limite, mais je puis vous proposer un crédit qui ne couvre que 32,97% de votre revenu mensuel, soit moins que la limite légale. C'est pas merveilleux?
- Ah, quel soulagement, j'avais peur d'être trop court.
- Mais non, ça rentre. Vous bénéficierez d'un taux unique de 3,25% TEG sur trente ans.
- TRENTE ANS ?
- C'est vrai que dit comme ça, ça paraît un peu long, mais vous savez ce qu'on dit, plus on vieillit, plus les années passent vite! En fait, ça ne vous paraîtra que vingt ou vingt-cinq ans, puisque quand vous aurez fini de payer, vous serez vieux.
- Ah, bien sûr, vu sous cet angle. Et c'est un taux fixe bien sûr.
- Vous plaisantez voyons! A ce prix là, c'est bien sûr un taux variable, je pensais que c'était bien clair entre nous.
- Aïe aïe, mais si les taux montent ?
- Les taux ne monteront pas. C'est Trichet qui l'a dit.
- Oui, ben Trichet, dans trente ans, il sera mort.
- Mais non voyons, les taux ne peuvent pas monter, c'est impossible. D'ailleurs, même si ça montait, le taux est capé. Vous voyez, vous ne risquez rien!
- Capé ? C'est à dire ?
- C'est à dire que le taux de votre emprunt ne peut pas gagner plus de 2%, vous voyez, ça ne risque rien.
- 2% ? Ah oui, c'est vrai que ça ne risque rien. C'est quoi 2% de plus à payer par mois ?
- ...
- N'est-ce pas, c'est pas grand chose, 2% de plus ?
- Oh non, c'est pas énorme. Et maintenant parlons un peu de l'assurance, car vous n'êtes pas sans savoir que nous offrons aussi...
- Eh mais... minute papillon, c'est pas du tout ça ! Je viens de calculer, si le taux monte de 2%, en fait le montant des intérêts dûs chaque mois va augmenter de... 60% !
- Mais non voyons, mais non. La partie "intérêts" n'est qu'une partie des traites, l'autre partie c'est de la capitalisation ! De l'argent que vous mettez de côté au lieu de payer un loyer, ça vaut le coup.
- Mais en début de prêt, la partie intérêts représente quelle fraction de la traite totale ?
- Eh bien c'est difficile à calculer...
- Je vois votre feuille excel dans vos raybanes. Grosso-modo, ça fait dans les deux tiers non ?
- Ben... Environ.
- Donc si jamais les taux montent, mes mensualités vont augmenter de 40% ! Comment je vaisa nourrir mes gosses ?
- Allons, allons, ce n'est pas si simple que ça. Et puis les taux ne peuvent pas monter, je vous l'ai déjà dit.
- Si vous êtes si sûr que les taux ne vont pas monter, pourquoi votre banque me propose-t-elle un taux variable au lieu d'un taux fixe ? C'est pas votre intérêt !
- Nous le faisons par philantropie, nous voulons le bien de nos clients.
- Admettons.
- Et puis de toute façon, vous êtes gagnant car si les taux montent...
- Vous aviez dit qu'ils ne monteraient pas !
- C'est une hypothèse, c'est comme si je disais "si demain le soleil ne se lève pas". Si jamais les taux montent, vous savez pour quelle raison ce serait ? Hein ? Hein ? Mais oui, ce serait pour juguler l'INFLATION ! Et si jamais l'inflation réapparaissait, ce serait tout bon pour vous, car alors votre taux d'intérêt deviendrait pet de lapin à côté de l'inflation !
- A supposer que mon revenu suive.
- Mais les revenus suivront, vous savez, les salaires sont quasiment indexés sur l'inflation. Quasiment.
- Ben, moi, j'ai pas eu d'augmentation depuis trois ans. Il paraît qu'un polonais fait mon travail pour quatre fois moins cher, à partir de là, c'est difficile de négocier avec son patron.
- Bien sûr, il y a toujours des cas particuliers. Mais on s'éloigne du sujet. Donc, l'inflation arrive sur son cheval blanc...
- Eh, je réflechis encore à une chose... Si les taux montent, plus personne ne pourra emprunter des sommes délirantes pour se loger. Donc mon appartement, je ne pourrais pas le revendre au même prix, loin de là !
- Ah ah ah ! Naïf que vous êtes ! Mais ne savez-vous donc pas que quand les taux montent, les prix font du sur-place ? L'immobilier, ça ne peut pas baisser.
- Mais quand les taux baissent, les prix montent.
- Exact.
- Et si les taux montent, les prix ne baissent pas.
- Exact.
- Il y a un truc que je ne pige pas...
- Je vous le garantis, monsieur, bien sûr que vous allez revendre votre superbe demeure avec une jolie plus-value, probablement à un anglais. Vous avez entendu parler des anglais ?
- Les gens qui vivent en Angleterre ?
- Non, les gens qui vivent en France. Dans vingt ans, toute la population britannique aura émigré en France, à part quelques hooligans buveurs de bière. D'où la hausse ! La FNAIM est formelle, et c'est confirmé par TF1 !
- Ah bon ? Si vous le dites... Vous allez croire que j'abuse...
- Mais non, je vous en prie, dites, dites...
- Est-ce que je pourrais vous faire une piqûre de penthotal ?
- Mais volontiers, tenez, voici mon bras... Aïe...
- Désolé. Bien, maintenant, j'aimerais savoir ce que vous pensez réellement du marché immobilier.
- Eh bien, je pense sincèrement que le marché est encore plein d'opportunités.
- Sincèrement ?
- Sincèrement. Il y a encore une grande quantité de pigeons à plumer, d'ailleurs vous en êtes l'illustration criante. Je sais bien que ça ne va pas durer, mais tant qu'il se présente des moutons pour se faire tondre, pourquoi ranger la tondeuse ?
- C'est bien ce que je pensais, vous cherchez à me ruiner.
- Allons, pas d'acrimonie, je ne fais que mon métier. Vous savez, les banques sont là pour gagner de l'argent. Et l'argent, ça ne pousse pas sur les arbres, si vous en voulez, il faut le prendre à d'autres. C'est ce qu'on nous apprend à la formation - car j'ai eu une formation hein, je ne me suis pas lancé comme ça dans la banque à ma sortie de la fac de psycho, j'ai eu un mois de stage intensif - ce qu'on nous apprend donc, c'est qu'il y a deux variétés de gogos immobiliers : il y a d'une part ceux qui ne savent pas compter, et d'autre part ceux qui se doutent de quelque chose mais qui sont trop faibles d'esprit pour résister aux pressions de bobonne, des parents ou des collègues. Dans les deux cas, ce sont des cibles faciles, un peu de baratin à la mode et zou...
- Mais êtes conseiller financier, vous êtes là pour me conseiller.
- Oui, je sais, c'est ce qu'il y a marqué sur ma porte, mais je préfère me définir comme "commercial en produits financiers", c'est une expression plus conforme à ce que je fais réellement pour gagner ma vie.
- Commercial ?
- Eh bien oui, je touche une commission pour chaque crédit fourgué. Non mais vous croyez quoi ? Tenez, regardez, le barème est là, par exemple si je vous fourgue un variable à trente ans, voilà mon pourcentage. A première vue c'est pas terrible, mais multipliez par le montant du prêt...
- Vous gagnez bien votre vie.
- Oui, ces derniers temps ça allait bien. Bon, c'est vrai que les volumes se tassent un peu, toutes les bonnes choses ont une fin, mais vu ce que je me suis goinfré ces trois dernières années... Et puis, il y a encore pas mal de gens qui ne savent pas que le krach a commencé.
- Le QUOI a QUOI ?
- Vous ne lisez pas la presse ? Les taux montent, les prix des beaux quartiers s'effondrent, on n'a jamais autant construit d'habitations depuis la guerre alors que la population stagne, et je ne vous parle pas des robiens qui vont déferler sur le marché dans six mois. Il faut vous faire un dessin ? Tenez, c'est écrit dans la Tribune, là, là, là...
- Urgkx ! Mais alors, c'est plus le temps vendre que d'acheter.
- Oui, ben ça, c'est pas la peine d'avoir fait Normale Sup et l'ENA pour le comprendre. C'est une des quatre règles fondamentales pour s'enrichir qu'on nous a apprises à la formation : pour prospérer dans un commerce, il faut acheter bas et vendre haut. C'est un peu bêta dit comme ça, mais mine de rien, pas mal de gens parviennent à l'oublier. Ah ben si vous faites l'inverse, vous paumez, c'est sûr.
- Et pour mon information, c'était quoi les trois autres règles ?
- Ne faire des affaires qu'avec des gens qui ont le couteau sous la gorge, ne jamais croire ce que disent les gens qui n'ont pas le même intérêt que vous, ne jamais s'endetter.
- Et ça marche ?
- En ce qui me concerne, on peut croire que oui. Je vais vous raconter une histoire : il y avait un petit vieux qui avait économisé toute sa vie pour acheter un appartement cossu à Paris. Prévoyant sa succession, il a tenté de vendre, mais on était en 91, et comme il demandait avec obstination le même prix qu'en haut de bulle, personne ne lui a acheté. Ils sont têtus les vieux vous savez. Finalement, il est mort dans son bien, ses héritiers ont dû vendre pour payer la succession, et comme ça urgeait, ils ont vendu en 95, à votre serviteur et à un prix cassé, car ils étaient pressés par le fisc. A l'époque, j'avais pris un crédit sur dix ans, vous vous rendez compte ? Hein que ça fait rêver ?
- Et vous n'êtes pas inquiet ?
- Non, puisque j'ai vendu il y a six mois. Aujourd'hui je suis locataire. D'ailleurs je vais redéménager, j'ai trouvé à me loger dans plus grand pour moins cher, les loyers baissent pas mal.
- Donc, les rendements locatifs baissent aussi !
- Mais non voyons, les rendements locatifs ne peuvent qu'augmenter. C'est à cause des anglais. Vous savez quels sont les prix à Londres ?
- Houlà, le penthotal s'est évaporé. Bon, eh bien merci pour cet entretien instructif.
- Mais je vous en prie. Alors, on se revoit pour la signature ?
- Ben... Je crois que je vais attendre six ou douze mois. Mais merci quand même !
- Vous avez tort, des taux comme ça, on n'en reverra pas de sitôt... Monsieur, monsieur ! Les anglais ont débarqué ! Eh...
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