Citation:
Ces jeunes qui rejettent l'étranger
LE MONDE | 27.05.02 | 09h36
Consultez les archives du journal, tous les articles parus dans "Le Monde" depuis 1987.
Abonnez-vous au Monde.fr : 6€ par mois + 30 jours offerts
Augmentez la taille du texte
Diminuez la taille du texte
Imprimez cet article
Envoyez cet article par e-mail
Lisez l'article sur une seule page
Recommandez cet article
Classez cet article
C'est l'autre jeunesse de France. Celle qui n'a pas défilé contre le Front national. Une jeunesse "plurielle" à sa façon, parisienne et provinciale, urbaine et rurale. Des ados, des étudiants, des employés, fils et filles de fonctionnaires, de cheminots ou d'ouvriers, tous convaincus d'avoir raison contre les "donneurs de leçons". Racistes ? La plupart d'entre eux s'en défendent. Le terme les agace ; ils le jugent injuste et caricatural, comme toutes les insultes empruntées à l'Histoire : "fachos !", "nazis !"... Le racisme, à leurs yeux, vient d'en face, du camp honni des "antifrançais". N'empêche : chez eux, le rapport à "l'autre" - "l'étranger", "l'Arabe", "l'immigré" - est au centre de toutes les discussions et de bien des obsessions ; ils aiment argumenter, se justifier, mais avec des interlocuteurs de confiance, ouverts au débat, car ces "choses-là" demeurent "un peu taboues". "Un peu", seulement...
En famille, entre copains ou devant des journalistes (sous couvert d'anonymat, prénoms modifiés), les barrières s'abaissent, le rejet se banalise. L'effet Le Pen ? Pas uniquement. Le phénomène est profond ; il se joue des frontières politiques et gagne tous les milieux. "On en parle davantage, c'est vrai, mais en comité restreint, et surtout pas en classe, par crainte des représailles", précise Josette, une lycéenne d'Arras (Pas-de-Calais), militante du FN depuis 1999. "En discutant, on finit par s'apercevoir que d'autres gens pensent comme nous, même s'ils ne soutiennent pas tous Le Pen", poursuit sa copine Lucie, 17 ans. Un constat confirmé par Stéphane, un étudiant en droit (cinquième année) de la région lilloise : "Il y a une dynamique de libération de la parole, surtout dans les couches populaires."
Cette tendance ne date pas du premier tour de l'élection présidentielle. Un sondage de la Sofres, effectué auprès de 400 personnes (15-24 ans) à la demande de l'association Festival contre le racisme, l'avait mise en évidence dès le mois de mars. Plus d'un sondé sur trois (34 %) estimait alors que de telles opinions devraient pouvoir être "exprimées publiquement" au nom de la "liberté d'expression". 53 % des personnes interrogées jugeaient que les "comportements de certains" pouvaient "parfois justifier" des "réactions racistes". Rien d'étonnant, donc, à ce que M. Le Pen revendique aujourd'hui 20 % des électeurs de moins de 24 ans.
Toute une frange de la jeunesse - minoritaire mais ancrée dans ses certitudes - céderait-elle à la xénophobie ? La réalité est plus complexe, elle oblige à la nuance. Le racisme "idéologique", affiché comme tel, reste en effet circonscrit à un quarteron d'irréductibles. L'ultra-droite a toujours fourmillé de groupuscules extrémistes, le plus en vue étant Unité radicale (ex-GUD), hostile à la "cohabitation ethnique". Quelques centaines de skinheads néo-nazis, tenants du "pouvoir blanc", ont aussi leurs réseaux, discrets mais dynamiques : disques et fanzines se vendent sur Internet ; les concerts, très rares, sont semi-clandestins ; les groupes en vogue ont pour noms Bagadou stourm (Quimper), Frakass (Lyon) et Panzerjäger, une formation lilloise qui se réclame volontiers du "national-socialisme". Dans un registre différent, plus modéré, d'autres groupes se rangent sous la bannière du "Rock identitaire français" (RIF) : Vae Victis, Traboule Gones, In Memoriam... Mais là encore, rien que de très marginal.
Le rejet de l'étranger - ou du Français d'origine étrangère - tel qu'il est exprimé plus ou moins ouvertement par un nombre croissant d'adolescents et de jeunes adultes, ne doit rien - ou très peu - à ces mouvances ; il ne s'embarrasse pas de références historiques et dérive rarement vers l'antisémitisme. C'est une hostilité bien plus ordinaire, née d'un quotidien de peurs et d'insécurité. Eux n'y voient pas de la xénophobie, plutôt une haine de proximité, un réflexe défensif.
Dans les centres commerciaux, les collèges, les lycées, sur les terrains de sport, ce rejet se nourrit à la fois de réel et d'imaginaire, de violences, d'insultes, de défis, de frustrations, de micro-conflits, parfois de paranoïa, de regards mal placés ou mal interprétés... Adversaires désignés : les délinquants issus de l'immigration, les Maghrébins davantage que les Africains. "Ce n'est pas du racisme, juste un constat : certains Arabes font chier le monde parce qu'ils se sentent ni d'ici ni de là-bas", résume un lycéen d'Herblay (Val-d'Oise), favorable à Jean-Pierre Chevènement et rétif à tout "angélisme".
"Les parents ont parfois du mal à comprendre ces réactions car ils ne mènent pas la même vie que nous, précise Martin, 23 ans, employé dans une grande surface à Paris. Ils ne sortent pas beaucoup et ne vont pas en cours. Quelque part, ils sont donc préservés. Les jeunes, eux, sont confrontés chaque jour à l'agressivité, aux bandes ethniques. Il y a trois ans, quand je suis arrivé de province en Seine-Saint-Denis, croyez-moi, j'ai eu un choc devant cette totale impunité ! Je suis quelqu'un de tolérant, issu d'une famille de gauche assez aisée, mais il faut savoir qu'un jour ou l'autre il y aura un clash dû à l'immigration. J'ai le droit de le penser sans passer pour un monstre."
L'enquête de la Sofres traduisait également la montée de ces angoisses. 33 % des jeunes sondés se disaient "plutôt d'accord"avec l'affirmation qu'"en France on ne se sent plus chez soi comme avant". Questionnés sur leur vision de l'avenir, 25 % d'entre eux estimaient que les "différents groupes (européens, africains, maghrébins, asiatiques)" vivraient "séparés" et connaîtraient des "crises" et des "tensions". Un an plus tôt, en mars 2001, ils n'étaient que 15 % à défendre ce point de vue.
L'indice de pessimisme atteint sans doute des sommets dans le Pas-de-Calais, un ex-fief de gauche où le FN culmine à près de 30 % dans les secteurs populaires. Même le football en subit les conséquences : le public du RC-Lens, réputé tolérant, n'échappe pas à la contagion. Au stade Bollaert, certains groupes de jeunes supporteurs ultras s'affichent très à droite, comme tant d'autres à Paris, Lille, Strasbourg ou Saint-Etienne. Arras, ville bourgeoise comparée au reste du département, ne manque pas non plus de volontaires pour distribuer des tracts frontistes. Ici, d'après le FN, "50 % des militants" ont moins de 25 ans. Eux non plus ne se considèrent pas comme xénophobes. Paul, par exemple, élève de terminale dans un lycée privé : "Les premiers racistes sont les étrangers qui nous traitent de "culs blancs". Nous, on est prêts à avoir du respect pour eux, mais ils n'en ont pas pour nous. Partout où l'on va, on est obligés de baisser les yeux !"
Paul, Xavier, Lucie, Frédéric, Hubert... Ni "fachos" ni "nazis". Des jeunes "normaux ", serait-on tenté de dire, dont les manifs anti-Le Pen ont renforcé les convictions. Hubert, 19 ans, préfère en rire : "J'ai vu des gars défiler alors qu'ils partagent nos idées ! C'était juste un moyen de sécher les cours ! Pour nous tous, cette période a été très dure. Une vraie chasse aux sorcières ! Ras-le-bol du bourrage de crâne et des références à Hitler ! Il ne manquait plus que les films de guerre ! Même les profs s'y sont mis. Malheureusement, si l'on n'est que deux ou trois dans une classe de trente à dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, c'est trop risqué..."
A 20 kilomètres au nord de la ville, dans ce qui était autrefois le pays minier, les clivages sont plus marqués encore. Une partie de la jeunesse locale vit son engagement comme un acte de résistance, non comme une démarche raciste. Jonathan, par exemple, 18 ans et deux priorités dans la vie : adhérer au parti et devenir policier. Ses copains sont "français", rien que "français", et sur le point de rejoindre le FN "parce que c'est de pire en pire". "Après le premier tour, se souvient Jonathan, c'était l'hystérie. Mon petit frère, élève de cinquième, a été renvoyé parce qu'il avait un calendrier Le Pen dans son cartable ! Il s'est fait étrangler dans les toilettes et racketter par trois, quatre gars ! On nous traite de racistes mais ils sont pareils en face !"
"En face", ce sont les "Arabes" des communes environnantes (Hénin-Beaumont, Oignies, Courcelles, Ostricourt...), accusés de tous les maux de la terre : brûler des voitures ; "foutre le bordel"dans les fêtes foraines ; écouter le rap de NTM ; "vendre de la drogue" et "toucher le RMI" ; siffler la Marseillaise ; vénérer Ben Laden ; "porter des casquettes Lacoste" et des "survêtements jaunes" ; "niquer"la France et brandir le drapeau algérien... "La mairie d'Hénin leur a même fourni un car pour aller manifester", s'indigne Fabrice, "18 ans en octobre"et une réputation qui n'est plus à faire. "Au lycée,raconte-t-il, on m'appelle "le facho" ou "Jean-Marie". Quand la prof de techno a dit que j'étais pour le FN, des Arabes m'ont menacé de mort. Hitler, lui, était raciste. Pas Jean-Marie ! Faut pas mélanger !" Fabrice soutient Le Pen, comme toute la famille. Seul son frère a des copains maghrébins. Lui, aucun.
Les "Arabes", donc. Cibles de tous les reproches et des préjugés les plus tenaces. Pas trop les adultes, plutôt tolérés, parfois même appréciés. Non, surtout les "autres", les jeunes. Profil-type ? Les ados siffleurs du match France-Algérie. "Le problème, c'est les cailleras (racaille) comme ils se surnomment eux-mêmes,confirme Antoine, un Parisien de 24 ans, attaché commercial dans une société de télécommunication. Moi, je ne me considère pas comme raciste. Le vrai xénophobe, c'est le type qui, dans un restau, ne supporte pas d'être servi par un Maghrébin ou un Noir. Ce n'est pas mon cas ! Je n'ai rien contre le type correct venu ici pour bosser et s'intégrer. Je ne dis pas non plus qu'il faut virer trois millions d'immigrés. Le fait d'avoir différentes cultures est une chance pour un pays. Mais les cailleras, c'est différent, ils ne respectent rien. Au premier tour, j'ai voté Le Pen, manière de faire passer le message. Au second, Chirac, parce que le FN ne tient pas la route sur le plan économique..."
Ici ou là, en région parisienne comme en province, les signes de replis identitaires se multiplient. Nombre d'adolescents estiment que le fossé se creuse entre les communautés. A chacun ses cafés, sa musique, ses vêtements de référence, les marques Lonsdale et Umbro pour les "Blancs", Lacoste ou Eden Park pour les Maghrébins. Logique de groupes et de territoires, clan contre clan, parfois haine contre haine. Et une conséquence : l'argument du "racisme antifrançais", longtemps réservé aux idéologues du FN, revient dans toutes les conversations, exemples à l'appui. Lui aussi semble progresser. Le FN sait en profiter. "Tu niques la France... Dégage !", annonce l'une de ses affiches, représentant un Maghrébin tenant un pitbull d'une main, une batte de base-ball de l'autre.
Paranoïa ou réalité ? "Il faut vivre en banlieue pour le comprendre", assure Vincent, employé dans une société d'informatique. Lui a toujours vécu à deux pas de Paris, dans les cités du Val-de-Marne, à Villejuif, puis à Fresnes. Son père est d'extrême gauche ("tendance Arlette"), son jeune frère "traîne avec la caillera", mais cela n'empêche pas Vincent de dénoncer, à son tour, ce qu'il appelle le "racisme antifrançais" : "Bien sûr que ça existe, mais les médias n'en parleront jamais, de peur de heurter les bonnes consciences. Pour la caillera, mon frère sera toujours un babtou, un Blanc qui devra faire ses preuves pour s'imposer. Les Parisiens anti-Le Pen, les fumeurs de joints d'extrême gauche ne peuvent pas comprendre ça, eux qui habitent une ville bourgeoise, ultra-protégée. Qu'ils traversent le périph ! Qu'ils viennent en banlieue ! Après la porte d'Orléans, c'est autre chose ! La caillera tient les quartiers, bénéficie d'une impunité totale, passe son temps à insulter la France, et l'on voudrait que l'on accepte tout ? N'écrivez pas que je suis raciste. Nationaliste, plutôt. Est-ce une honte ?"
Philippe Broussard
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3230,36-277386@45-1,0.html