L'article en question de
Gregory Schneider Citation:
Quelle est la décision la plus difficile que vous ayez pris en qualité d’entraîneur ?
(Il réfléchit longuement). Mettre tel joueur plutôt que tel autre… c’est difficile toutes les semaines, en fait. A Brest, les joueurs ont globalement le même niveau : ça se joue à pas grand-chose, ce n’est pas… net. On se réunit avec le staff en amont du match et on passe l’effectif en revue. Parfois, je pars sur un mec que je vois titulaire [dans le onze qui débute la rencontre, ndlr] et après débat, il n’est même pas dans les dix-huit - ni titulaire, ni remplaçant. Pour être footballeur, il faut s’accrocher. J’ai fait la saison passée avec quatre défenseurs centraux. L’un d’eux se détachait, les trois autres se valaient tout en présentant des profils différents : celui-là est plus rapide, celui-ci est meilleur de la tête, le dernier relance mieux… Et je ne pouvais pas non plus changer toutes les semaines parce qu’il faut créer des automatismes collectifs. Après, quand l’un de ceux que j’ai mis de côté vient me demander pourquoi il ne joue pas…
Vous répondez quoi ?
Que la vérité de la semaine était celle-là : le contexte, l’adversaire… Et qu’il doit repartir le lundi avec l’idée qu’on rebat des cartes. Un footballeur professionnel doit avoir une certaine forme de résilience. Imaginez : le mec s’est échauffé sans jouer le match précédent, on a perdu, il a mal quelque part - c’est la règle, pas l’exception - et quand il arrive le lundi matin, il pleut et il fait froid. Là, tu dois aimer le foot. Et avoir ce truc, cette faculté à retourner au charbon.
Cas pratique : vous affrontez Marseille et son attaquant argentin, Dario Benedetto. Quel est le profil du second défenseur central que vous alignez, aux côtés de celui qui est au-dessus du lot ?
Benedetto est capable de garder le ballon dos au but. Il est aussi capable de prendre l’espace en profondeur, et il sait décrocher pour aider dans la construction du jeu : ça fait beaucoup de qualités (sourire). Puisqu’il sait faire un peu tout, la recherche du profil idéal pour le contrer est difficile. Du coup, l’idée peut être de reconduire celui qui a joué le match précédent pour jouer sur la complémentarité. Et le week-end suivant, tu prends Dijon et Julio Tavares, l’archétype de l’attaquant fort dans les airs que son équipe recherche dans le jeu long : là, tu peux lui opposer ton défenseur bon dans le jeu aérien mais aussi faire l’inverse, laisser Tavares dévier et mettre un défenseur fort dans la lecture du jeu, à la retombée du ballon. Il y a toujours quelque chose d’autre à aller chercher.
Y compris au très, très haut niveau ? En Ligue des champions, on n’a pas le sentiment que les joueurs soient encore perfectibles…
Mais si ! Les gros clubs mettent les moyens dans la recherche du développement personnel. En travaillant sur les aspects cognitifs, on va développer des joueurs capables de visualiser des espaces et des opportunités de jeu. On parle d’intelligence de jeu, pas seulement de tactique. En Ligue des champions, on voit encore des défenseurs qui se focalisent sur le ballon quand l’adversaire est en position de centrer alors qu’il faut garder le contact physique et visuel avec l’attaquant de surface, qui est à la retombée du centre. Ce n’est pas le centreur qui marque, ce n’est pas non plus le ballon qui rentre tout seul - le danger, c’est l’attaquant axial et personne d’autre. Quand vous êtes footballeur, le principal chantier consiste à détacher son regard du ballon et c’est un défaut que l’on voit partout. Il faut prendre le pli chez les jeunes parce qu’ensuite, vous avez pris de mauvaises habitudes et ça devient compliqué. Mais il faut essayer quand même.
La valeur «pure» d’un joueur, ça existe ?
C’est une question hyper complexe. On joue avec des êtres humains. La saison passée, le Stade brestois est fort à domicile (24 points en 14 matchs) et en souffrance à l’extérieur (10 points en 14 rencontres) : comment voulez-vous parler de talent pur alors que le rendement d’un même joueur, d’un même effectif, varie dans ces proportions ? On avait le cas d’un joueur offensif : entre celui que l’on voyait à Francis-Le-Blé et ce qu’il montrait à l’extérieur, c’était le jour et la nuit. Le joueur obéit à sa propre construction mentale et les constructions mentales individuelles rejaillissent sur le collectif. On joue à Nîmes le 31 août dernier, on sait ce qui nous attend là-bas ; la virulence, l’engagement - tout le monde le sait, d’ailleurs. Et on prend un but à la 2e minute [3-0 à la fin] parce qu’on a regardé le mec courir. Là, le talent n’existe plus.
Pourquoi ?
Parce que le vrai talent, c’est exprimer ses capacités dans toutes les conditions. Voilà ce qui fait la différence entre un joueur de Ligue 1 et un très bon joueur de Ligue 1. Le mec s’autocensure. J’ai longtemps été moi-même un joueur de Ligue 2 à Alès, Strasbourg ou Perpignan : je crois que je me suis mis dans la tête que j’étais intrinsèquement un joueur de Ligue 2. Avant de comprendre, passé 30 ans, que je pouvais évoluer plus haut. Le préalable à la réussite, c’est encore de croire qu’on peut le faire. En pratique, ça ne va pas de soi.
Vous voulez dire que le rendement d’un joueur dépend du contexte ?
Plutôt de la manière dont il appréhende ce contexte, ou des freins qu’il se met dans un certain contexte. On vient de prendre en prêt le latéral droit Ronaël Pierre-Gabriel : 15 matchs par saison à l’AS Saint-Etienne alors qu’il n’a pas 20 ans, international dans les équipes de France jeune. En 2018, il signe ainsi à l’AS Monaco où la concurrence est très, très rude [près d’une soixantaine de joueurs sous contrat, ndlr] : il ne s’y fait pas, tout comme il a du mal à Mayence (Allemagne) derrière. Et il se retrouve en difficulté, alors que des mecs de sa génération sont aux portes des Bleus aujourd’hui. Pour autant, c’est le même joueur, avec les mêmes qualités. Comment voulez-vous qu’il les ait perdues du jour au lendemain ?
Vous renvoyez donc à l’aspect mental ?
Quoi d’autre ? Et le foot est en retard. J’ai passé mon BE2 [diplôme d’Etat d’éducateur sportif de 2e rang, ndlr] à la fin des années 90 en candidat libre, c’est-à-dire hors foot, avec des sportifs venus de tous les horizons : je me souviens d’une femme qui coachait une équipe féminine de volley qui parlait déjà de travail mental. Et elle n’entraînait jamais qu’au niveau amateur : pas dans un gros club avec des enjeux importants. Un skieur ou un pilote de Formule 1 qui ne travaillerait pas sur la visualisation, c’est impensable aujourd’hui.
Mais dans le foot, c’est pour ainsi dire la norme…
Je me suis heurté à des réticences de partout. Notamment avec les joueurs eux-mêmes : s’ils ne veulent pas, rien n’est possible. Ce refus peut s’expliquer de mille façons, à commencer par la peur de mieux se connaître. J’ai souvent entendu : «Je n’en ai pas besoin, je ne suis pas malade.» Pas de souci… mais c’est justement un moment propice pour entreprendre quelque chose. Bon, celui qui ne joue pas est plus à l’écoute. Son mental part en cacahuète, il le sent. Et dès que ça va mieux, il arrête… Je prend parfois les joueurs à témoins : «Ça vous choquerait que l’on retire les préparateurs physiques ?» La réponse est oui. Eh bien, il n’y avait pas de préparateur physique quand je jouais moi. Le foot évolue, les staffs sont pléthoriques… Comment voulez-vous laisser un truc aussi central que le travail mental dans l’ombre ? Dans les faits, il faut prendre le pli dès le centre de formation. On en revient toujours au même point : la clef, c’est l’éducation.
Comment faites-vous ? Les joueurs parlent peu à leur entraîneur…
Effectivement. Par pudeur, pas souci de ne pas exposer de faiblesse, pour toutes les raisons que vous voulez mais le fait est qu’ils ne lui parlent pas beaucoup. Le coach travaille avec l’ensemble de son staff et remarque les comportements, les attitudes, les rumeurs qui sont des indices.
Quels indices ?
Un jour, j’ai demandé à un joueur de venir au centre d’entraînement avec sa mère, que je voulais connaître. A la première question que je pose au joueur, il se retourne vers sa maman pour savoir quoi répondre. A la deuxième question : pareil. Là, vous comprenez quelque chose. Alors oui, c’est impressionniste. Et puisque le contexte dans lequel évolue le joueur est concurrentiel, il y a une part de dissimulation. Si un joueur ne dort pas de la nuit, il ne va pas me le raconter : du coup, il se blesse et il raconte l’histoire au doc trois mois plus tard.
Comment travaille t-on l’aspect mental ?
C’est très vaste de travailler le management des émotions. Il faut arriver à façonner des personnalités. Il existe des outils suivant les besoins des uns et des autres : hypnose, visualisation… Au niveau collectif, c’est encore autre chose : une équipe fonctionne comme un système relationnel ; plus les joueurs adhèrent à ce système, meilleure elle devient. La communication et la relation humaine restent les outils les plus efficaces.
Y a-t-il une idée générale, gouvernant tout le reste ?
Faire progresser le joueur, le débloquer parfois. Je dois aller chercher quelque chose que je ne connais pas pour la simple raison que le joueur ne parle pas beaucoup. Il faut du temps. L’été 2019, on prend le défenseur latéral Romain Perraud, un jeune (22 ans) joueur qui vient du Paris FC en Ligue 2. On sait qu’il doit progresser sur la gestion des émotions : du jour au lendemain, tu te retrouves devant 65 000 personnes au Vélodrome. Ça s’apprend. Tout d’abord en communiquant, mais aussi en effectuant des exercices de visualisation par exemple. Sur des joueurs comme ça, tu sais qu’il faudra leur faire confiance et leur donner du temps de jeu pour qu’ils acquièrent de la stabilité. Je veux dire qu’il y a une forme de risque. Si le joueur trouve cette stabilité en deux mois, c’est bien. Si c’est huit (il grimace)…
On peut le deviner ?
J’ai parfois été très, très surpris de voir jusqu’où certains ont été capables d’aller chercher des ressources. Au départ, la réponse, tu ne l’as jamais. Enfin… En 2015, quand j’entraînais le Dijon FCO, j’ai vu arriver Pierre Lees-Melou [désormais à l’OGC Nice] en provenance de Lège-Cap-Ferret en National 2, soit le troisième échelon amateur. Pour lui, la marche était haute mais on voyait tout de suite qu’il avait à la fois une attitude humble et très peu de doutes sur sa propre réussite. Il avait ce… truc. Peut-être parce qu’il travaillait à côté [dans une école, ndlr], peut-être parce qu’il avait dû se relever d’un échec initial puisque le centre de formation de Bordeaux ne l’avait pas conservé… Je crois que la force mentale se nourrit de la capacité à s’auto-analyser et à utiliser les difficultés rencontrées. Après, pour être honnête, je ne sais pas pourquoi Lees-Melou m’avait paru solide. Il faudrait le lui demander.
Vous parlez de communication directe avec le joueur. Or, la communication indirecte…
(Il coupe) …est importante, oui. Après un match ou un entraînement, un joueur est sur son portable avant même de passer sous la douche. Il lit tout et s’il rate quelque chose, il se trouvera quelqu’un pour lui remettre le nez dedans. Que je le veuille ou non, je parle donc aux joueurs à chaque fois que je m’exprime devant un micro et je peux vous dire qu’ils sont à l’affût. La vérité est que quand vous entraînez, tout compte. On peut peut-être gagner un match tactiquement : pour autant, il y a tellement de choses à paramétrer que c’est difficile de faire la part de tel ou tel aspect. Alors oui : tu fais rentrer un joueur habile à prendre la profondeur, l’équipe marque justement parce que le mec prend la profondeur et puis quoi ? Il y a dix, vingt autres aspects qui sont rentrés dans l’équation.
Dont l’instinct ?
Oui ! Il existe des écoles d’intuitions. On y apprend à s’écouter.
Ce qui ne semble pas bien compliqué...
Vous dites ça à froid (sourire). En plein match, avec le staff qui intervient, les joueurs qui nous parlent, la pression du temps qui file… Ce n’est pas si facile, croyez-moi. On prend des avis autour de soi : le joueur est comment, son vis-à-vis faiblit ou non… On sent une tendance. Mais au moment de décider, il m’est arrivé de faire exactement le contraire.
Bien intéressant en effet!